Elle ne se réveillait jamais de bonne heure, Aurora. Elle
trainait dans le lit tant que les moucherolles aquatiques gazouillaient dans le
ciel, tant que la chaleur fiévreuse n’avait pas martelé la tête des oiseaux. Elle
tirait paresseusement le bras du sommeil, coincé entre l’oreiller en plumes et
le drap en coton blanc, l’allongeait vers la table de chevet en attrapant le
catalogue de Voyageurs Sans Frontières
qu’elle feuilletait assise dans sur les draps désormais en boule jusqu’à que
les pages tournent à la même vitesse des douze bruits de cloche au loin. Ensuite
elle fermait le catalogue, le reposait sur la table de chevet et seulement après
elle se levait.
Tous les matins,
tous les jours de la semaine, l’histoire se répétait. À l’exception des mardis,
quand les douze bruits de cloche étaient accompagnés d’un glissement de paquet
sous sa porte. Aurora se hissait, marchait vers l’entrée, prenait le colis,
l’ouvrait et posait le nouveau catalogue fraichement livré à la place du précèdent,
sur la table de chevet. L’ancien, le catalogue lu, elle l’empilait sous son lit,
sans aucune classification par titre, date de parution, ordre de préférence ou
couleur. Elle essayait de répartir les tas de façon uniforme, de la même façon
qu’on monte un mur en briques, mais sans mortier. Elle croyait ainsi que les
tas seraient plus organisés, plus clairs, comme ses cheveux. De temps en temps
il lui fallait pousser le chat qui s’empilait à la place des publications. Le
chat quittait alors son rêve pour boire dans sa gamelle et Aurora partait démêler ses fils
dorés dans la salle de bains, puis elle avalait un bol de lait froid, passait
un coup de rouge à lèvres rosé aux joues en le frottant avec les bouts du doigt
et donner un éclat à son teint, et finalement elle descendait les escaliers de
l’immeuble en sautillant, illuminée tel quel le soleil à pic.
Cette semaine-là ce fut le tour du Le point du jour, logé sur la table de chevet depuis la veille. Le
dernier Le point du jour reçu datait
d’un lustre ! Elle étira le bras vers la table de chevet et ouvrit la
dernière page du catalogue. C’était une habitude de lecture, une introduction en
forme d’avant-goût préalable au vif du sujet. Le feuilletage commençât par la
liste d’hôtels cités dans les pages précédentes, des compagnies aériennes opérant
sur les trajets racontés, des publicités variées de location de voitures et les
cordonnées des lieux à visiter. Quand le premier bruit de cloche oscilla,
Aurora venait de tourner la page dix-sept « Japon, l’île du
Soleil-Levant ». Elle sourit. C’était la première fois que le Japon figurait
sur un catalogue et l’odeur d’algue envahit sa pensée tel l’ anémone s’emparant
de sa proie : fulgurante.
D’abord elle eut envie de refermer les yeux comme si une
brume avait brouillée ses idées. Elle plaqua le livret ouvert contre sa
poitrine et soupira en regardant le plafond languide, rayé par la lumière en traversant
les fentes des persiennes. Son palais ne se souvenait plus du goût des algues
et du riz gluant. Puis elle regarda à nouveau la photo qui servait de fond au
titre et les successions de montagnes à perte de vue, l’horizon en haut de
la page, tout devenant un blanc translucide jusqu’au titre. Aurora appela le
chat, qui s’étira son corps avant de se poser à ses pieds sur le lit, arrondi
en demi-lune et les oreilles dressées comme s’il allait écouter une histoire.
Yūgure travaillait le soir. À dix-neuf heures
pile il bipait son badge au tourniquet de l’entrée de l’usine. À dix-neuf
heures cinq il aspirait la dernière pâte de yakisoba de son bol acheté
dans un distributeur rapide et à dix il était en poste pour douze heures
consécutives d’assemblage des diodes au corps des ampoules LED. C’était ainsi
depuis bientôt onze ans. Ça faisait des années qu’il n’avait pas vu la nuit là
dehors, ni même les feux de hana-bi illuminer comme des vers luisants
enragés le ciel sombre d’été. Onze ans, tous les jours de la semaine, sauf les
vacances. Quand il sortait du travail le soleil était déjà presque haut et le
chat gris avait déjà traversé la route avec sa carcasse de poisson qu’il
mangeait bredouille dans un buisson de blé qui avait germé dehors du champs,
grâce au vent. Seul, dans ses treize mètres carrés Yūgure regardait par le fenêtre la mer au
loin, écoutait le son de la mini-voiture d’Ikkyu San passer par la seule route « motorisable »
de l’île avant de dérouler son futon rangé sous la table basse, chauffer un thé
vert à la plaque électrique et le savourer assis en tailleur, tout en pensant
au sommeil dont les paupières lourdes laissaient présager. Ce qu’il avait de bien
dans cet emploi c’était qu’il économisait de l’énergie. Il n’y avait que le
frigo qui tirait l’électricité comme un enfant en suçant la paille d’un sirop.
Et la plaque de cuisson, qui servait à faire bouillir l’eau et cuisiner des
poissons, des algues et des pâtes soba. Il refusait de
prendre les petits déjeuner parce qu’il était sur que le ventre lourd était la
cause de ses cauchemars. Il préférait manger invariablement à midi-trente, se
coucher à nouveau une demi-heure plus tard et se lever à 18 heures pour se
préparer à repartir. Ce jour-là il décida de ne pas dormir l’après-midi, sans
quoi il ne pouvait pas mettre son plan en lumière. Un plan qui débuta avec une
collection. Encore enfant, quand il faisait du vélo avec les copains de
quartier, Yūgure avait une
passion pour les collections. Tout d’abord il y eut les carapaces de scarabées
rhinocéros qui voltigeaient près de la plage et qui finissaient par échouer sur
le sable humide. Chacune des bestioles folâtres étaient disposées dans une boîte à
biscuits vide et lorsqu’elle était pleine Yūgure choisissait seulement les beaux spécimens et les gardait. Il
lançait les autres par la fenêtre de sa chambre et ceux-ci tombaient comme une
pluie de grillons sur tout passant qui criait des choses (heureusement)
incompréhensibles. Après quelques mois, quand ses cheveux ont fini par couvrir
ses yeux, Yūgure lança le
contenu de la boîte dans la poubelle et commença à collectionner les cartes
postales égarées que les immigrants japonais vivant au Brésil envoyaient à
leurs familles. Le père d’un de ses amis était postier, il livrait les
courriers à vélo et à la fin de sa journée, toute carte postale sans
destinataire connu terminait dans la
boîte. Même les cartes postales non atterries à Tokyo arrivaient jusqu’à lui :
il les attendait au port, comme on attend une arrivée de poissons frais. Tôt le
matin, avant que le soleil se pointe à l’horizon, il pédalait jusqu’à la plage
et regardait au loin, en disant bonne nuit à ceux de l’autre côté de la Planète.
Il adorait cela : imaginer que des deux côtés les gens se brossent les
dents en même temps. Cela s’était arrêté onze ans plus tôt, quand Yūgure avait trouvé cet emploi dans l’usine. Depuis,
il n’allait plus attendre le bateau au port, ni voir naître le jour et, malgré
toute attente il ne jeta pas les cartes postales par le fenêtre comme des
confettis de carnaval. La boîte demeura poussiéreuse à côté des étagères à chaussures
de l’entrée de sa maison. Les premières années de travail furent douces : avec
son argent, le jeune homme passait ses vacances dans une île voisine, mangeant
de crabes à gogo et dormant jusqu’à être saoul, puisque les nuits moites faisaient
la moitié du tour d’un cadran. Il se couchait avec le soleil et se levait quand
le soleil lui caressait déjà la figure. Le teint finalement tournait au
légèrement bronzé, avec deux rides blanches marquées au front dues à l’expression
qu’il prenait pour regarder l’horizon, au loin, après la houle. Alors il
marchait de travers comme les crabes, allant et reculant avec l’écume sur le
sable jusqu’à la fin des vacances. Pendant un jour de travail il eut assez de
cette vie. Il en eut assez que son teint doré se dissipe au bout de quelques
nuits de travail et jours de sommeil, il en eut assez de voir le buisson de blé
jaunir, faner et renaître, assez de ne plus dire bonne nuit à ceux de l’autre
côté de l’océan, de ses vacances pourries. En retournant à l’usine par la route
en terre, Yūgure expliqua à
Sui, son voisin de rangée pour l’assemblage des petites pièces d’ampoules,
qu’il vieillirait en grisonnant comme la paille d’un tatami. Sui rigola de lui
entendre dire ça, mais au fond il savait que son avenir était le même. Dans cette île, soit on tenait un bouis-bouis,
soit on était pêcheur, soit on plantait du blé de sarrasin, soit on regardait
les chats circuler par les toits ou soit, quand on avait déjà fait un peu de
tout cela ou que tout cela semblait impossible à faire pour diverses raisons,
on travaillait de nuit à l’usine et, plus tard dans la vie, on devenait gris.
D’ailleurs, l’usine était construite à cet endroit justement pour donner un peu
de lumière à la population décroissante de la minuscule île. Au fur et à mesure
du temps, il finit par rester un seul bouis-bouis encore en fonctionnement dans
l’île, ainsi qu’un tas de bateaux en putréfaction sur le port et trois
producteurs de blé. Tous les autres étaient assembleurs, contrôleurs de
qualité, emballeurs... Les plus jeunes travaillaient la nuit, les plus âgés le
jour. Et même en vieillissant les moins jeunes demeuraient dans le tour de nuit
et les plus-plus âgés le jour. À croire que l’usine s’éteindrait inévitablement
comme les diodes qu’ils assemblaient. Ce fut en prenant conscience de cela que Yūgure décida de mettre en route son plan.
Tous les jours, désormais, il arriverait quelques minutes plus tôt au travail, accepterait
de bon gré le bol de pâtes au sarrasin offert par l’usine et collectionnerait
les hashis. Il en avait déjà 1242. Sui ne comprit pas quand Yūgure lui dit qu’il ne grisonnerait plus
désormais : donc il houssa les épaules en souriant et fit semblant de
comprendre avant de tourner à droite vers la plage de l’est. Après le déjeuner Yūgure disposait les hashis sur la table basse,
les admirait en fronçant les sourcils comme il faisait par le passé, en
regardant le lever du soleil. Il ne se rappelait plus qu’il fronçait les
sourcils quand il était concentré, mais se rendit compte en sursautant quand il
entendit Sui frapper à la porte d’une façon qui laissait croire qu’il était là
depuis un moment. Sui voulait savoir ce que Yūgure voulait dire avec ne plus grisonner. Il n’avait pas pu dormir
depuis le matin tellement il avait tourné et retourné l’affirmation dans sa
tête. Ils s’installèrent autour de la table et Yūgure lui expliqua tout, étape par étape. À la fin, Sui ouvrit la
bouche incrédule et il partit comme il était arrivé : en frappant à la
porte. Sui ne pouvait pas comprendre : ne plus voir le jour se lever, ne pas
avoir besoin de courir leur dire bonne nuit à l’autre côté de la Planète ne
l’inquiétait pas et comme son frère était déjà gris, il pensait normal ce que
qu’était une vraie fatalité. Seul, Yūgure se remit à cogiter en pensant que des bulles de savon pouvaient lui
échapper par les oreilles, à cause de sa tête bouillonnante. Les bulles,
brillantes et limpides contrasteraient avec sa chevelure noire et dissiperaient
ses idées. Il bouchait donc les oreilles pour les empêcher de sortir. Il lui
fallait une cage. Voici son plan. Un piège fait de hashi, car seuls les hashis
pouvaient saisir l’insaisissable. Il rassembla les baguettes pendant toute
l’après-midi, tête-bêche, pour que tout soit droit à la fin, comme les maisons
traditionnelles en bois nommées minka. Chaque face de la petite cage
faisait la taille d’un hashi, les toits descendaient presque jusqu’à la
base de la construction et la porte, coulissante de haut en bas, restait ouverte
grâce à un arceau en papier aluminium. Yūgure était content de son travail. Dans l’autres proportions, il
aurait même pu devenir un constructeur de minka, mais presque tout le
monde dans l’île habitait des apāto construits par l’usine aux quatre coins de la portion de terre
flottante. Sui habitait à l’est, Yūgure à l’ouest
depuis qu’il avait quitté la maison familiale du type minka, au Nord, pour se
rapprocher du travail. Personne n’aimait plus les minka parce qu’il fallait
changer la paille du toit comme pour les chaumières, sans quoi l’eau, le vent
et les hotaru, aussi connus sous le nom d’insectes luisants, envahissaient
la maison comme des étoiles dans le ciel noir. Le toit de la cage n’aurait pas
ce problème, les hashi du distributeur étaient en plastique, donc plus
durables. Il était presque 18 heures quand Yūgure vérifia une dernière fois que la colle était sèche et figeait
bien la structure. Son plan consistait à construire une cage de hashi dans l’espoir de
retenir et voir l’aurore au bord de la mer, même que pour quelques instants. Sa
lumière caresserait sa peau en lui donnant un ton bronzé qu’il a pu connaître
pendant les vacances. Mais les vacances auraient un jour une fin et le grisâtre
finirait par s’installer pour toujours. Seule la cage pouvait le sauver de
cette fin. La cage, il l’accrocherait derrière son vélo et laisserait les deux au
parking de l’usine, de telle sorte que l’aurore puisse y rentrer et y rester.
Enfin, au bout de 1260 hashis elle fut prête. L’ensemble était doublé à l’intérieur
de papier aluminium en guise d’obturateur : une fois chaud l’aluminium
dilaterait l’arceau de la petite porte qui tomberait en fermant le piège.
L’aurore serait dedans, « enhashiée ». Yūgure travailla la nuit entière et le
lendemain matin, quand il partit, il vit la maisonnette bouger derrière le vélo.
Il pédala sans attendre Sui, rentra chez lui, posa l’objet sur la table basse,
ferma les volets et s’installa pour enfin admirer l’aurore. L’instant, car il
savait que son invention ne durerait qu’un instant, était enfin venu. Yūgure ouvrit fort les yeux malgré la fatigue
et souleva la petite porte de la cage... Mais ce fut le chat gris qui sauta dehors,
paniqué et en laissant sa carcasse de poisson. Yūgure cria, ouvrit la porte de sa maison et le chat se dissipa, galopant
à plus jamais revenir. L’homme décida alors de disposer le piège sur le toit de
sa maison, dans un subtil espoir de saisir l’insaisissable, et tous les soirs
les diodes clignoteraient autour dans une sorte d’appel en langage morse...Un
prélude à l’aurore.
Toutes ces pensées étaient
confuses, mais Aurora était sûre : elle avait déjà lu tout cela quelque part... Mais il y avait bien longtemps.
Sûrement sur un de ces papiers des agences de voyage. Mais elle n’avait pas le
temps de chercher dans les piles non classées. Dans un livre peut-être. Ce
soir il faudra encore trouver une nouvelle agence pour commander un nouveau catalogue
d’occasion. Il n’y a pas de livraison prévue pour mardi prochain, sans
quoi il n’y aura pas de carte postale envoyée pour une destination quelconque,
elle pensa.
Dans la page dix-huit ils
proposaient un circuit allant de l’île du Sud vers l’île du Nord du Japon, mais
il était trop tard, le douzième bruit de cloche venait de tinter. Aurora ferma
le catalogue, se leva, descendit les escaliers, rayonnante comme jamais et alla
poster une carte postale à un inconnu. L’adresse elle le trouva dans les
dernières pages de l’annuaire du catalogue (l’annuaire disait « curiosités
architecturales à visiter dans l’île » et donnait le nom et l’adresse de
son propriétaire) et la carte postale parlerait des délices d’un séjour qu’elle
n’avait jamais vécu.
Comme chaque mercredi, elle
racontait à un inconnu s’il faisait chaud ou froid, ce qu’elle avait mangé ou
vu avec des détails brillants. De toute façon, elle n’était jamais sûre que le
destinataire la reçoive et qu’il comprenne sa langue. Cette fois-ci son écrit était,
évidemment, pour le Japon. La photo de sa carte postale représentait la masse
verdoyante de l’Amazonie et une rivière serpentant le tout. Vue de loin, ça
donnait l’impression d’un lit de brocolis (quels animaux y vivaient ?). Sa
carte postale, postée à midi passé, commençait ainsi : Cher Yūgure,
vous ne me connaissez pas. Je m’appelle Aurora.